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Les déserteurs actifs

Débat politique et social

Boycotter les élections : une idée ancienne qui a de l'avenir

Publié le 30 Mars 2017 par Les déserteurs actifs in Nos textes

Boycotter les élections : une idée ancienne qui a de l'avenir

Au début de l'année dernière, à l'approche des élections et en pleine excitation médiatique suscitée par l'idée de primaire à gauche lancée par Cohn-Bendit, un collectif a vu le jour pour promouvoir le boycott de l'élection présidentielle : "les déserteurs actifs". Il a produit un premier texte, publié par Libération deux mois après, en plein mouvement contre la loi "Travaille".

Ce collectif trouve certes une bonne partie de son inspiration dans les arguments traditionnels en faveur de l'abstention, qu'on peut faire remonter à la Première Internationale : critique du parlementarisme, de la délégation de pouvoir renonciatrice qui fonde la démocratie représentative, de l'aliénation de la souveraineté des citoyens au bénéfice des incompétents qui légifèrent sur tout sans rien connaître des problèmes réels et sans jamais rendre de comptes... Mais cette fois il y a quelque chose de plus en jeu.

 

En France - mais le même phénomène s'observe aussi ailleurs en Europe et dans le monde - jamais le discrédit de la classe dirigeante n'a été si profond et si diffus. Le discrédit du monde politique notamment, qui s'est évidemment nourri des scandales à répétition, des épisodes de corruption, des exemples d'individus prêchant l'austérité pour le peuple tout en pratiquant le contraire en famille. Mais une chose surtout est devenue plus évidente que jamais : la subordination et l’allégeance des professionnels de la politique aux puissances de la finance et du capital, qu'il s'agisse du Medef ou des multinationales qui font la loi et nous imposent leurs produits, toxiques pour nous mais rentables pour leurs actionnaires.

 

Plus généralement encore, c'est la façon dont la classe dirigeante exerce son pouvoir qui apparaît de plus en plus éloignée des préoccupations et des exigences des populations. Imagine-t-on des assemblées de citoyens décidant de mettre en route un chantier EPR destiné à engloutir 10 milliards d'euros avant d'avoir produit le moindre kilowattheure et qui pourrait contaminer une partie de l'Europe  pour des millénaires ? Une assemblée de village acceptant d'enfouir des tonnes de déchets radioactifs à 500 mètres de profondeur, au risque d'une catastrophe majeure et d'une pollution durable des sols et nappes phréatiques ? Une assemblée de quartier choisissant de financer la reconstruction d'un incinérateur à hauteur de 2 milliards d'euros plutôt que d'organiser des filières de recyclage, notamment des biodéchets ? Un regroupement de paysans décidant de construire un aéroport inutile en bousillant des terres agricoles et un réservoir de biodiversité ? Des AG de salariés acceptant l'idée de travailler plus en gagnant moins et dans des conditions dégradées ? Ou de renoncer au droit au repos au bout de quarante ans de travail ?

 

Du coup, c'est bien leur "système" qui apparaît comme malade. Et ce qui en témoigne le mieux, c'est le nombre  toujours plus élevé des abstentionnistes (qui gonfle mécaniquement le pourcentage de voix du FN, épargné du discrédit car resté jusque-là aux marges du pouvoir). Autrement dit des "croyants" qui ont perdu la foi, des PRAF ("Plus rien à foutre"), pour reprendre la terminologie du directeur d'Ipsos.

 

Mais ce discrédit se manifeste aussi par une critique souvent confuse, qui témoigne d'un malaise mais se soucie surtout de trouver des "solutions". Et voilà qu'éclosent ici et là des propositions plus ou moins fantaisistes, présentées comme autant de recettes miracles : Choisissons des candidats "citoyens"! Élaborons une nouvelle Constitution! Instaurons le tirage au sort des représentants! Obligeons les élus à se soumettre au contrôle citoyen!... Ces remèdes sortis du chapeau, malheureusement, n'attaquent pas le mal à la racine. S'ils peuvent un jour servir, ce sera tout au plus pour badigeonner les institutions et les procédures "démocratiques" d'un vernis participatif, sans rien changer ni au système productif actuel, ni à la passivité de consommateurs dans laquelle on prend soin de nous cantonner tous les jours, tout en nous rappelant à notre devoir de "citoyens" une fois tous les cinq ans.

 

Pourtant il est un élément qui a récemment donné une autre dimension à la critique  du "système" : le mouvement contre la loi "Travaille" qui a jalonné la première partie de l'année dernière. En dépit de ses faiblesses et de ses contradictions, il a montré à une nouvelle génération de jeunes qui s'initiaient à la politique qu'il n'y a rien à espérer de l'état actuel des choses, et de l’État en particulier. Que si l'on veut que les choses changent, il faut se battre en s'engageant directement, sans déléguer à d'autres le soin de décider à notre place. Et les multiples “Nuit debout” qui ont éclos un peu partout ont permis à cette exigence de "démocratie directe" (qui s'exprimait déjà dans des mouvements antérieurs, altermondialistes ou “indignés”) de trouver une expression collective et une forme d'expérimentation concrète – tout en montrant, il est vrai, les limites de l’exercice lorsqu'il est pratiqué en hors-sol (dans des assemblées non enracinées dans les lieux de travail ou les lieux de vie) et des élaborations procédurales comme rempart contre les manipulations. Pris dans son ensemble, le mouvement a ainsi réussi à porter sur le devant de la scène la nécessité de sortir d'un système complètement bloqué, incapable d'exprimer les besoins de "la classe la plus pauvre et la plus nombreuse".

 

Après cette expérience collective, peut-on encore se satisfaire de prôner simplement l'abstention ? N'est-il pas temps d'adopter, le plus massivement possible, une attitude offensive face à cette fiction de démocratie qu'on nous sert à longueur d'année et qu'on nous appelle à cautionner une fois tous les cinq ans ? C'est de cette interrogation qu'est née l'idée de promouvoir le boycott de l'élection présidentielle. Un boycott est plus qu'une abstention individuelle, c'est un choix collectivement assumé et justifié. Et, en l'occurrence, c'est une façon de prolonger la critique collective du système capitaliste "démocratique" qui a pris forme au cours du printemps dernier, mais que le brouhaha électoral médiatique voudrait étouffer.

 

La première objection qui nous a été faite – et cela dès notre première apparition sur la place de la République – a bien sûr été: “Mais vous allez favoriser la victoire du FN !” Pour éviter de faire le jeu du FN, il faudrait donc voter pour ceux-là mêmes qui lui ont permis de s’épanouir au point de devenir l'enjeu central de l'élection ! Pour ceux qui, à droite comme à gauche, lui ont mis le pied à l'étrier en ignorant les difficultés quotidiennes rencontrées par des millions de gens marginalisés de la vie économique des centres métropolitains, en réprimant violemment les luttes sociales, en organisant sciemment la précarité et l'insécurité sociales ! Chers républicains qui agitez ainsi l'épouvantail Le Pen, dites-nous alors quand et où le problème de la fiction démocratique à laquelle contribuent ces élections devrait être posé, si ce n'est pas en période électorale. Dans le cadre d'une leçon de rentrée à Sciences-Po peut-être ?

 

Pour autant, en proposant de boycotter ce qui sert à légitimer un système illégitime, il ne s'agit pas d'enterrer l'idée de démocratie avec celle de démocratie représentative. Bien au contraire, il s'agit, pour nous comme pour beaucoup d'autres avant nous, de promouvoir l'idée d'une démocratie vivante et authentique - autrement dit d'un mode d'autogouvernement qui nous permettrait à tous de décider collectivement, dans nos lieux de vie et de travail, de tout ce qui nous concerne ; d'inventer des institutions permettant d'articuler les fonctions indispensables à toute vie sociale ; de nous organiser pour répondre aux besoins essentiels de l'existence. De façon théorique, bien sûr, mais surtout de façon pratique. L'histoire des deux derniers siècles offre plusieurs exemples de tentatives allant dans ce sens : la Commune de Paris, les soviets en Russie en 1905 et 1917, les conseils en Allemagne en 1918, les collectivités en Espagne en 1936, les conseils, encore, en Hongrie en 1956... pour ne citer que les plus connus. Toutes ces tentatives ont été écrasées avant de pouvoir déployer pleinement leurs potentialités, mais elles ont montré la voie.

 

On nous rétorquera que le monde a changé, que la société ne ressemble plus à celles où ces organes d'autogouvernement ont pu éclore. Il faut en convenir, bien sûr. Pourtant il ne s'agit pas de chercher dans l'histoire des modèles, mais l'expression diverse d'une exigence récurrente, celle qui pourrait nous pousser à inventer de nouvelles formes d'organisation démocratique capables de répondre aux problèmes concrets du monde d'aujourd'hui. Pour cela, il ne suffira pas de repenser les modalités de la représentation démocratique. Il faudra savoir remettre en cause y compris le mode de production et de distribution de la richesse sociale qui permet au capitalisme de poursuivre sa route dévastatrice, pour réinventer des façons de produire répondant au mieux aux besoins essentiels de tous. Et cela, c'est nécessairement dans un contexte de lutte que ça pourra se faire.

Texte publié dans le Monde Libertaire, avril 2017